Chapitre II
Debout devant l’hôtellerie, les mains sur les hanches, Angelia admonestait ses hommes tandis qu’ils s’escrimaient à hisser ses nombreuses malles dans la voiture réservée aux bagages. Bien que l’heure fût matinale et la ville encore plongée dans le sommeil, le groupe se disposait à quitter Prague en direction du dernier sanctuaire. Angelia, qui trépignait d’impatience, se tourna vers Dolem et demanda avec brusquerie :
— Quelle est notre destination à présent ?
Dolem, qui paraissait en transe, comme souvent depuis le début de leur voyage, revint à la réalité.
— Nous devons faire route vers le nord-ouest.
— C’est un peu vague ! cingla Angelia.
— La pierre philosophale est cachée au cœur des Krušné Hory.
— Krušné Hory ?
— Les monts Métallifères, traduisit Dolem, et son regard brilla d’une lueur malicieuse. Le lieu est approprié, ne pensez-vous pas ?
La région de Bohême était constituée d’un vaste plateau bordé par des chaînes de montagnes : les hauteurs de la forêt de Bohême, les monts des Géants, les monts Métallifères. Ces derniers, qui s’étendaient sur environ cent trente kilomètres depuis le Fichtelgebirge jusque vers l’Elbe, formaient une frontière naturelle entre la Saxe et le nord de la Bohême. À partir du XVe siècle, la région des monts Métallifères, jusqu’alors peu peuplée, avait connu un développement extraordinaire grâce à la découverte de gisements d’argent et d’étain. Depuis, les activités minières n’avaient cessé de se renforcer.
— En effet, acquiesça Julian. Cylenius ne manquait pas d’esprit. Quoi de plus logique que de dissimuler la pierre dans les montagnes de minerai ?
— Inutile de perdre du temps en bavardages stériles, les tança Angelia. Partons !
Relevant les pans de son manteau pourpre bordé de cygne, elle s’empressa de gravir le marchepied de son attelage et appela Cassandra d’une voix stridente.
— Viens vite, chérie !
Nicholas jeta un coup d’œil railleur à Cassandra, qui crut également y lire une lueur de défi. Mal à l’aise, elle rejoignit sa sœur tout en maudissant sa nature exubérante. Julian, Jeremy, Nicholas et Dolem prirent place dans un autre attelage, tandis que Megan demeurait sous la surveillance des hommes d’Angelia dans une troisième voiture. La jeune fille semblait aller bien, mais Angelia n’avait pas autorisé Cassandra à lui parler malgré les menaces et suppliques dont celle-ci l’avait harcelée.
— Il faut bien que je te maintienne sous pression, avait-elle justifié avec un sourire papelard qui avait donné envie à sa sœur de la gifler.
Cassandra s’assit en soupirant face à Angelia et l’attelage s’ébranla dans un nuage de neige sale. Les unes à la suite des autres, les voitures quittèrent Prague pour se diriger vers la ville de Kladno, première étape de leur voyage vers les monts Métallifères.
— Nos compagnons de voyage ne sont guère agréables, gémit Angelia. Dolem est un monstre, Ferguson continuellement sur la défensive, et Lord Ashcroft d’humeur sinistre. Est-ce la perte de son amant qui le met dans cet état ?
Lovée sur les coussins de la banquette, elle jouait négligemment avec son petit manchon d’hermine.
— Je n’en sais rien, rétorqua Cassandra qui n’avait pas la moindre intention de commérer sur le compte de Julian. Du reste, je ne pense pas que ce soit notre affaire.
Angelia eut l’air déçu.
— Oh, c’est fort dommage. Nous aurons besoin de bonnes histoires pour meubler le long trajet qui nous attend.
— En parlant de Gabriel, j’ai l’impression de le connaître… Ne t’évoque-t-il rien ?
Angelia répondit d’un air indifférent :
— Non, absolument rien.
— Et pourtant, insista Cassandra, j’ai le sentiment de l’avoir déjà rencontré, il y a très longtemps… Je sais que tu ne veux pas parler du passé, mais il me reste tant de trous à combler dans ma mémoire…
Soudain très pâle, Angelia se raidit.
— Laisse le passé là où il est, dit-elle d’une voix brève, cela vaut mieux.
Mais Cassandra ne voulait pas lâcher prise.
— Te rappelles-tu de notre enfance, de nos parents ? Raconte-moi, Angelia, j’aimerais tant me souvenir…
— Non !
Furieuse, tremblante, Angelia avait presque crié.
— Non, répéta-t-elle plus calmement. Abandonnons ce sujet, s’il te plaît.
Cassandra renonça à regret, le cœur débordant de frustration. De quoi sa sœur avait-elle donc si peur ?
*
Le voyage dura plusieurs jours, durant lesquels le convoi parcourut de vastes plateaux neigeux bordés par des chaînes de montagnes dont les arêtes se découpaient sur le ciel d’un bleu pur. Le groupe traversa Kladno, Louny, Teplice, puis atteignit un village au pied des monts Métallifères. Là, Dolem déclara qu’ils devaient abandonner les voitures et poursuivre leur périple à cheval. Angelia en fut horrifiée.
— Et mes bagages ? protesta-t-elle. Je ne pourrai pas emmener mes malles à cheval !
— Je crains qu’il ne faille emporter que le strict nécessaire. Nous n’avons pas le choix : le chemin qui mène au sanctuaire est trop étroit pour être emprunté par des attelages.
Avec force soupirs et gémissements, Angelia se résigna à abandonner sa précieuse garde-robe à la surveillance d’un de ses hommes, et ils purent reprendre leur trajet. À la différence des versants nord des monts Métallifères dont l’inclinaison était douce, les pentes méridionales étaient extrêmement raides. La montée s’avéra donc laborieuse, d’autant qu’un vent froid soufflait sur les membres de l’expédition et leur cisaillait le visage. Le chemin que leur indiqua Dolem serpentait à travers d’épaisses forêts aux arbres si rapprochés que leurs frondaisons ne laissaient pas filtrer la lumière du jour, aussi furent-ils soulagés, après des heures passées dans une quasi-obscurité, de resurgir enfin à l’air libre et de revoir le ciel. Ils se trouvaient dans une vaste carrière semée de baraquements qui paraissaient abandonnés. Au loin, l’entrée sombre d’une mine se découpait dans la roche.
— Autrefois, commenta Dolem, du fer, du cuivre et du plomb ont été extraits de cette mine jusqu’à ce que les gisements soient épuisés. Elle est désaffectée aujourd’hui, et les hommes sont depuis longtemps partis creuser ailleurs.
— Sommes-nous proches du sanctuaire ? s’impatienta Angelia que les considérations minières n’intéressaient que médiocrement.
— Nous y sommes presque, répondit Dolem en désignant un sommet qui se dressait devant eux.
— Dans ce cas…
Angelia jeta un regard aux alentours.
— … je crois que seuls certains d’entre nous vont continuer le voyage.
Tous frémirent à ces mots.
— Que veux-tu dire ? s’inquiéta Cassandra.
— Dolem va nous conduire toi et moi au sanctuaire. Peut-être serait-il bon que M. Ferguson vienne aussi au cas où nous aurions besoin d’un homme pour nous défendre, ajouta-t-elle d’un air narquois. Les autres resteront ici.
— Ce n’est pas ce qui était prévu ! se rebella Cassandra. Il est hors de question que j’abandonne Megan, Julian et Jeremy !
— Tu n’es pas en position de discuter, ma chérie, rétorqua Angelia d’une voix suave. Rassure-toi, aucun mal ne leur sera fait… tant que tu te montreras docile en tout cas…
La menace était à peine voilée. Un de ses sbires s’approcha de Jeremy qui fit mine de se débattre, mais Julian l’arrêta d’un geste.
— Il est inutile de résister, soyez raisonnable. Ne vous inquiétez pas pour nous, ajouta-t-il à l’adresse de Cassandra. Vous nous retrouverez ici à votre retour.
Le sang de la jeune femme bouillonnait de colère, mais elle était prise au piège. Les hommes d’Angelia étaient armés et dangereux, sans même parler de leur supériorité numérique. Elle n’avait d’autre alternative que d’obtempérer.
La rage au cœur, Cassandra poursuivit donc sa route avec Dolem, Angelia et Nicholas, tandis que Julian, Jeremy et Megan demeuraient au camp sous la garde des hommes du Cercle.
Ils grimpèrent pendant encore une heure, avant de déboucher sur un éperon rocailleux situé à une centaine de mètres du sommet de la montagne. Dolem descendit alors de sa monture.
— Nous sommes arrivés, annonça-t-elle en s’approchant de la muraille rocheuse qu’elle palpa.
Elle ne tarda pas à trouver ce qu’elle cherchait : une mince fissure verticale dans la roche, presque invisible à l’œil nu, et de largeur juste suffisante pour permettre le passage d’un être humain. Sans hésiter, Dolem se faufila dans la faille, aussitôt suivie par les autres. Ils débouchèrent dans une petite caverne et Dolem leur désigna un pan de la muraille.
À l’endroit qu’elle indiquait, un disque doré, dans lequel se découpaient quatre triangles creux, était encastré dans la paroi rocheuse.
— Voici l’entrée du dernier sanctuaire, annonça simplement Dolem.
Sans perdre une seconde, Angelia approcha le Soleil d’or de la paroi et disposa, sans les appliquer, les quatre triangles d’argent face aux quatre réceptacles d’or. Puis elle suspendit son mouvement et jeta un bref regard à Cassandra, quêtant son approbation. Celle-ci se contenta de hausser les épaules, comme si elle souhaitait se dédouaner de toute responsabilité dans la suite de cette affaire. Angelia parut déçue mais ne dit rien. Prenant une brusque inspiration, elle introduisit les triangles dans leurs réceptacles, emboîtant ainsi les deux cercles, puis se recula pour observer les conséquences de son geste.
Avec un grondement apocalyptique, un pan du mur bascula, soulevant un nuage de poussière. Derrière s’ouvrait une salle de forme triangulaire, agrémentée de quatre statues de marbre perchées sur des socles carrés dont chaque face était gravée d’une étoile à six branches. Sur le sol recouvert de tomettes était tracé un gigantesque symbole qui leur était désormais familier, l’Ouroboros, le serpent qui se mord la queue.
Dolem s’agenouilla et passa sa main sur la tête de l’ouroboros.
— Le symbole de l’unité de la matière, leitmotiv de tous les alchimistes.
— La Matière première, et par conséquent la pierre philosophale, sont composées des quatre éléments unis, par une puissante cohésion, dans un état d’équilibre naturel et parfait, enchaîna Angelia en faisant lentement le tour de la pièce.
Elle passa devant les statues dont chacune symbolisait un élément : un dauphin pour l’Eau, un oiseau pour l’Air, un lion pour la Terre, un dragon pour le Feu. Sur les piédestaux, les étoiles à six branches représentaient leur union.
— La Matière première rassemble les éléments et les qualités essentielles qui leur sont associées, poursuivit Angelia, très satisfaite d’étaler son savoir. Le Froid, l’Humide, le Sec et le Chaud, quatre modalités d’une force unique assurant la vie universelle. C’est à partir de cette quaternité que se forment tous les mélanges possibles. La manipulation des éléments et de leurs qualités respectives modifie la composition des différents matériaux, et permet de les transmuter.
Dolem ajouta :
— Les quatre éléments primaires se réduisent en trois principes physiques : le Sel, le Mercure et le Soufre. Le triangle exprime ces trois principes, ce qui explique la singulière configuration de cette pièce.
Elle s’engagea dans le couloir qui s’ouvrait à la base du triangle, imitée par ses compagnons. Les murs du passage étaient couverts de plaques d’or et d’argent sculptées en relief. La plus proche représentait trois serpents dans un calice.
— Le Soufre, le Mercure et le Sel composant la Matière de la pierre, placés dans l’Œuf philosophique, commenta Dolem.
Elle effleura d’autres plaques figurant divers animaux.
— Le Soufre étant fixe en son essence et le Mercure volatil, les alchimistes représentaient le Soufre par le lion, roi des animaux terrestres, et le Mercure par l’aigle, roi des oiseaux. Ils peuvent également être symbolisés par deux poissons, un lion et une lionne, un cerf et une licorne ou deux chiens. Leur mariage dans l’Œuf philosophique donne naissance à la pierre philosophale…
— Étiez-vous déjà venue ici ? lui demanda Cassandra.
— Non, je découvre cet endroit en même temps que vous.
Le couloir était fermé par une porte sur laquelle était peint grandeur nature un homme couronné, vêtu d’un pourpoint noir et d’une chemise blanche comme neige, qui semblait toiser les visiteurs d’un regard acéré. Chose étrange, sa peau était de la couleur du sang.
— Les trois couleurs principales de l’Œuvre, le noir, le blanc et le rouge, représentées sous forme allégorique, commenta brièvement Dolem.
— Je comprends, dit Angelia. Ce sanctuaire est conçu de manière à retracer les étapes de la fabrication de la pierre philosophale. La Matière première ayant été préparée dans la salle précédente et placée dans l’Œuf philosophique, nous devrions maintenant selon toute logique traverser trois pièces symbolisant ces trois couleurs, puisque la pierre est noire au commencement de la cuisson, blanche au milieu et rouge à la fin.
— C’est très probable, approuva Dolem.
Et en effet, la salle suivante, avec ses murs lisses d’un noir plus noir que le noir, confirma l’hypothèse d’Angelia.
— L’Œuvre au noir, déclara-t-elle d’un ton professoral, appelée également « Nigredo », « dissolution », « ténèbres », « mort », « lèpre » ou encore « tête de corbeau », conditionne l’obtention de la pierre philosophale. L’apparition de la couleur noire au quarantième jour de cuisson indique en effet que le Grand Œuvre est dans la bonne voie. L’alchimiste doit abandonner l’Œuvre si la noirceur ne se manifeste pas, car c’est le signe infaillible que le travail a échoué et qu’il faut recommencer.
— La couleur noire précède toutes les autres dans l’Œuvre, ajouta Dolem, car la vie procède de la mort, de même que la pierre philosophale naît de la putréfaction de la Matière. Regardez le sol…
Une mosaïque formée de petits cubes de faïence multicolores s’étendait à leurs pieds. Des visions de cauchemar y voisinaient : cadavres ensanglantés, squelettes debout sur des catafalques, arbres dépouillés ayant pour fruits des têtes humaines, corbeaux menaçants aux yeux globuleux, crânes humains pourvus de deux ailes.
— Voilà qui donne envie de progresser, ironisa Nicholas. C’est le musée des horreurs ici, un décor digne de Jérôme Bosch.
— Ne perdons pas de temps, les pressa Angelia qui pénétrait déjà dans la deuxième pièce. La pierre philosophale nous attend.
Dolem, Cassandra et Nicholas la suivirent dans la salle dédiée à l’Œuvre au blanc, ou Albedo, dont les murs d’une éclatante blancheur offraient un contraste presque douloureux avec les ténèbres de la pièce précédente. Cette éblouissante clarté leur fit cligner des yeux.
— Après la mort vient la vie, murmura Dolem. Ici s’opère la réconciliation des dualités contraires, et chaque entité se trouve alors complétée et enrichie par son opposée ; l’Albedo est la terre conjonctive où se déroulent les noces du Soufre et du Mercure, du fixe et du volatil, du feu et de l’eau, du Soleil et de la Lune, du mâle et de la femelle…
Dolem s’inclina vers le sol et effleura du bout des doigts deux mots qui se détachaient en lettres noires sur la mosaïque devant l’entrée de la salle. Son expression était si solennelle que même Angelia n’osait l’interrompre.
— Solve et Coagula, lut-elle d’un ton plein de déférence. L’adepte doit volatiliser le fixe et fixer le volatil, spiritualiser le corps et corporifier l’esprit. La mort et la renaissance alternent durant l’Albedo jusqu’à ce que le volatil soit fixé ; le Mercure sublimé se revêt alors d’une grande blancheur et devient capable de changer le métal en argent. L’Albedo est l’intermédiaire entre l’Œuvre initial et l’Œuvre final, la voie du milieu, vers laquelle elle ramène les extrêmes…
— À l’instar du Yin et du Yang, où chacun des deux contient son contraire, l’actif est présent dans le passif, comme le passif dans l’actif. Ciel et terre ont simultanément besoin l’un de l’autre, murmura Angelia, agenouillée près d’une mosaïque sur laquelle deux serpents s’entre-dévoraient, enlacés autour du cou d’un cygne aux plumes d’une rayonnante pureté. Près de l’oiseau flottaient des pierres, et des violettes d’or, fleurs hermaphrodites, parsemaient la rive du lac.
— Une fois la blancheur obtenue, ajouta la jeune femme, l’Œuvre est en passe de réussir. La vie a vaincu la mort, le Roi est ressuscité, l’Enfant philosophal est né… Nous approchons du but !
Angelia se releva vivement et franchit en quelques enjambées la distance qui la séparait de la salle consacrée à l’Œuvre au rouge, également nommée Rubedo. Mais parvenue sur le seuil, elle s’immobilisa, l’air désappointé. Cassandra la rejoignit, et comprit aussitôt la raison de sa déception : la pièce, qui ne se distinguait des précédentes que par ses murs écarlates et son sol en mosaïque semé de phénix, d’ouroboros et de rois vêtus de rouge, sceptres à la main, se révélait tout aussi vide. Nulle part ne se voyait la moindre trace de pierre philosophale.
— C’est sans fin, maugréa Angelia, fâchée par ce contretemps.
— La patience est la plus grande vertu de l’alchimiste, déclara posément Dolem en dépassant les deux sœurs pour pénétrer dans la salle. La couleur rouge indique la fin heureuse de l’Œuvre. La matière se dessèche et se transforme en une poudre d’un rouge brillant. Il suffit alors de briser l’Œuf pour entrer en possession de la pierre philosophale.
« L’union des Ténèbres et de la Lumière se solde ainsi par la victoire de la Lumière. Les noces chimiques du Soleil et de la Lune, du Soufre et du Mercure, donnent naissance au Fils régénéré, à l’Or philosophal, au Roi rouge qui réunit en lui l’absolue fixité sulfurique et l’extrême flexibilité mercurielle. Cette dernière phase voit l’accomplissement de la conciliation des contraires ; la pierre philosophale est totalité, car tous les opposés cohabitent en son sein. Elle est la synthèse des quatre éléments pour en former un cinquième, qui est sa vraie nature, l’Éther. Sa globalité montre qu’elle est l’essence des êtres.
— Mais où est-elle, l’interrompit Angelia avec fébrilité, où est la pierre ?
— Elle est toute proche, lui assura Dolem. Encore un peu de patience.
Elle traversa la pièce et disparut dans la salle suivante. Angelia, Cassandra et Nicholas s’empressèrent de la rejoindre.
Une table en buis couverte de partitions jaunies, un tabouret et une harpe constituaient tout l’ameublement de cette nouvelle salle. Les murs en étaient dorés, et une frise surmontée des mots « Marsyas victus obmutescit » figurait le tournoi musical ayant opposé le dieu de la musique Apollon au satyre Marsyas. Une porte sur laquelle s’entrecroisaient deux cornes d’abondance au-dessus du caducée de Mercure fermait la pièce.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Nicholas, intrigué.
Dolem s’approcha de la harpe et effleura les cordes tendues.
— Il est fréquent de trouver des instruments de musique dans les demeures des adeptes. Ils nommaient entre eux la science alchimique « l’Art de musique ». Cet art, hérité de Pythagore, consiste à obtenir d’un instrument le son le plus juste et le plus pur possible. De la même manière, le travail dévolu à l’alchimiste consiste à se mettre en harmonie avec les éléments et les astres, à les coordonner en lui. Connaître la musique pour un adepte signifie être à l’unisson avec le monde. En outre, la musique possède une dimension magique…
— Une dimension magique ? répéta Cassandra d’un ton incrédule.
— Des sons convenablement émis peuvent avoir des effets matériels, vous n’allez pas tarder à vous en rendre compte…
Dolem approcha le tabouret de la harpe et s’assit, puis elle porta sur les deux sœurs et Nicholas un regard scrutateur.
— La pierre philosophale se trouve derrière cette porte, dit-elle en désignant d’une main pâle le fond de la pièce. Les cornes d’abondance et leur croisement en X symbolisent les richesses matérielles et spirituelles que procure la possession de la pierre. Mais vous pouvez encore faire demi-tour. Souhaitez-vous réellement aller jusqu’au bout de ce voyage ?
— Ne dites pas de bêtises, siffla Angelia, et faites ce que vous avez à faire !
Dolem ferma les yeux. Ses longs doigts s’animèrent et pincèrent délicatement les cordes de la harpe. Des notes cristallines et d’une pureté angélique, semblables à des gouttes de rosée scintillantes, s’élevèrent alors dans le profond silence. La musique était si harmonieuse qu’elle semblait émaner du monde céleste, et les jeunes gens, subjugués par cette divine beauté, mirent plusieurs minutes à réaliser que la porte s’était ouverte.